Bio/Bibliographie : Richard Marsh
Curieuse carrière et curieuse postérité que celles de Richard Marsh. En dépit de sa prolixité, il a longtemps été considéré comme l’auteur d’un seul livre, The Beetle : A Mystery (1897) paru la même année que le Dracula de Bram Stoker, et dont on disait que Marsh l’avait rédigé en quatrième vitesse pour profiter du succès de son confrère — une des nombreuses légendes infondées qui avaient cours à son propos (1). Par ailleurs, alors que les auteurs populaires de cette époque étaient souvent sollicités par des journaux avides de portraits et d’interviews, Richard Marsh était l’un des rares à faire exception à la règle, tant et si bien que l’on resta longtemps sans informations précises sur sa biographie — sa date de naissance elle-même fut un moment disputée.
C’est seulement en 1966, date à laquelle son petit-fils, le grand écrivain fantastique Robert Aickman (1914-1981), publia une autobiographie intitulée The Attempted Rescue, que l’on découvrit que « Richard Marsh » était un pseudonyme dissimulant Bernard Heldmann, un écrivain qui avait eu une première carrière, très brève, au début des années 1880. Mais on n’en savait guère plus et le livre d’Aickman reprenait d’autres légendes, familiales celles-ci, sans pouvoir attester leur véracité.
Il a fallu attendre une date relativement récente pour que les efforts des érudits, aidés par une meilleure accessibilité des archives d’époque, parviennent à lever le voile sur le mystère Richard Marsh. L’anthologiste Richard Dalby, qui réunit en 1997 un recueil des meilleurs contes fantastiques et de terreur signés Marsh (2), donnait dans sa préface quantité d’informations inédites. Plus récemment, Minna Vuohelainen, une universitaire qui a consacré une thèse à Marsh — et qui nous promet une étude biographique pour le proche avenir —, a réalisé en 2008 l’édition définitive de The Beetle (3), l’enrichissant d’un appareil critique passionnant, et, en novembre 2009, le collectionneur et érudit Callum James se livrait à une véritable enquête sur le terrain qui lui permettait de découvrir pour quelle raison « Richard Marsh » avait vu le jour.
Voici la synthèse de leurs travaux et de leurs découvertes.
Richard Bernard Heldmann est né à Londres le 12 octobre 1857, de Joseph Heldmann, un marchand de dentelles allemand naturalisé anglais, et de son épouse Emma, née Marsh, fille d’un fabricant de dentelles de la région de Nottingham. Peu de temps après, Joseph Heldmann était accusé de faillite frauduleuse et on découvrait qu’il avait escroqué son employeur et beau-père pour un montant de seize mille livres sterling de l’époque ! Inutile de dire qu’il s’empressa de changer de métier, commençant par enseigner l’allemand, les lettres anglaises et les classiques dans divers établissements, pour diriger ensuite le sien à Hammersmith, un quartier de Londres. Parmi ses élèves figurait Edith Nesbit (1858-1924), qui devait devenir un célèbre auteur de livres pour enfants.
Selon un des rares témoignages (4) qu’il ait laissés, Bernard Heldmann eut très tôt envie de raconter des histoires :
« Je pense avoir toujours écrit, du plus loin que je m’en souvienne — j’ai dû commencer alors que je mettais mes premières culottes courtes ! La nuit, je restais éveillé pour me raconter des histoires ; le lendemain, je les couchais sur le papier. Les premières vraies histoires que je me rappelle avoir lues étaient La Guerre sainte de John Bunyan (5) et, tout de suite après, Robinson Crusoé — la première partie tout du moins. Robinson Crusoé m’a tellement enthousiasmé que je me suis empressé de le réécrire. J’étais encore un bambin — je ne devais même pas avoir dix ans —, mais j’ai envoyé ma prose à une revue pour garçons, qui non seulement l’a imprimée mais en outre me l’a payée. Je ne conserve qu’un vague souvenir de cette transaction financière. Je ne me rappelle plus le nom de cette publication ; tout ce que je sais, c’est que, même à cette époque, elle ne me plaisait guère. Mon récit devait être plutôt long, plusieurs milliers de mots sans doute, car il est paru en plusieurs épisodes. Le directeur de la revue en a changé le titre — mais il ne s’est sûrement pas arrêté là, car la version publiée n’avait plus rien à voir avec Robinson Crusoé — et je crois me souvenir avoir reçu la somme de trente shillings.
« Ces trente shillings m’ont causé beaucoup de tracas ; ils me sont parvenus sous la forme d’un mandat postal qu’il m’était impossible d’encaisser. Je n’avais aucune expérience en la matière et j’ignorais comment transformer ce bout de papier en monnaie sonnante et trébuchante. Ce que je redoutais, je le sais, c’est que mes parents découvrissent ce que j’avais fait, s’emparassent de cet argent ou, au mieux, décidassent de me le verser au compte-gouttes. J’ai dû conserver ce mandat par-devers moi durant plusieurs semaines avant d’être en mesure de l’encaisser… et vous n’imaginez pas à quelle vitesse ces trente shillings furent dépensés ! Je ne me rappelle même pas avoir relu mon histoire ; j’étais tellement obsédé par ces trente shillings — tellement impatient de les toucher avant qu’on ne me les confisquât ! J’ai collaboré depuis à tous les journaux, magazines et revues de la place, ou quasiment, mais je ne crois pas que quiconque ait eu des débuts aussi étranges que les miens.
« Trente shillings, en ce temps-là, c’était à mes yeux une somme fabuleuse — et j’étais désireux de la garder pour moi ! »
Hélas ! comme cette publication fut anonyme, on ne l’a pas encore identifiée à ce jour.
Toujours est-il que Bernard Heldmann n’a que vingt-deux ans lorsqu’il commence à publier sous ce nom, dans la presse religieuse mais aussi dans un hebdomadaire pour garçons du nom de The Union Jack. Celui-ci, dirigé par deux écrivains pour la jeunesse très estimés en leur temps, W.H.G. Kingston (1814-1880) et G.A. Henty (1832-1901), lui ouvre largement ses colonnes : il y publie quantité de contes et de feuilletons, dont certains seront repris en volume, et Henty, seul aux commandes après le décès de Kingston, le nomme corédacteur en chef en octobre 1882.
Mais dès l’année suivante, ses collaborations s’espacent, son feuilleton en cours reste inachevé, et, au printemps, un placard annonce aux lecteurs que « Mr. Bernard Heldmann n’est plus associé en aucune manière à The Union Jack ».
Que s’est-il passé ?
Peut-être lassé de commettre des romans pour enfants sages, qui ne devaient guère enrichir le bon vivant qu’il était, Bernard Heldmann est parti pour une tournée des grands-ducs dans diverses villes d’Angleterre, mais aussi en France et dans les îles Anglo-Normandes, tournée qu’il finance en tirant des chèques sans provision. Il pratique ainsi la grivèlerie à grande échelle pendant environ un an. Arrêté le 12 février 1884, il est condamné à dix-huit mois de travaux forcés par un jugement en date du 9 avril suivant, ainsi que le précisent les journaux de l’époque. Il accomplit la totalité de sa peine à la prison de Maidstone, d’où il sort le 8 octobre 1885. Et on n’entend plus jamais parler de Bernard Heldmann.
C’est en 1888 qu’apparaît la signature de « Richard Marsh » — Marsh étant bien sûr le nom de jeune fille de sa mère, qui ne lui en sera pas reconnaissante pour autant, puisqu’elle le déshérite cette même année —, mais il est attesté que notre auteur a repris la plume bien avant, pour publier de façon anonyme des récits dont tous n’ont pas été identifiés. Entre-temps, il s’est marié à une très jeune femme, Ada Kate Abbey, qui lui a donné une fille, Alice, née en juillet 1887 mais hélas décédée en mars 1888. Cinq autres enfants suivront jusqu’en 1895 : Harry, Mabel — qui donnera naissance à Robert Aickman —, Madge, Conrad et Bertram.
Le nom de Richard Marsh devient bientôt familier aux lecteurs de The Strand, The Idler, Household Words et autres célèbres revues de cette fin de siècle, grâce à des nouvelles tantôt fantastiques, tantôt policières, caractérisées par une narration vigoureuse et un humour sardonique. Après les nouvelles viennent les romans puis les recueils, en un flot ininterrompu jusque bien après le décès de l’auteur, lequel survient le 9 août 1915, des suites d’une défaillance cardiaque due à une surcharge pondérale et, on le devine, au surmenage : en un peu plus de vingt ans, Richard Marsh aura publié près de quatre-vingts livres, dont une grande majorité de romans. Cette prolixité ne lui valut pas que des éloges, et on lira dans Curios un article assez virulent sur lui et sur certains de ses confrères, paru dans une revue littéraire un rien snob.
Si The Beetle est considéré à juste titre comme un chef-d’œuvre du fantastique, seule une petite partie de l’œuvre de Richard Marsh relève de ce genre ; on peut citer ses deux premiers romans au ton résolument humoristique, The Devil’s Diamond (1893), où un grigou est en butte à un diamant habité par un démon, cadeau empoisonné d’un frère ruiné et rancunier, et The Mahatma’s Pupil (1893), qui voit l’apprenti maladroit d’un mage tibétain pourrir la vie d’une brave famille anglaise, Tom Ossington’s Ghost (1898), où le fantôme du titre n’est qu’un prétexte, The Goddess : A Demon (1900), à la dernière scène très gore, The Josh : A Reversion (1901), dont la conclusion rationalisée ne fait pas oublier l’ambiance terrifiante, et A Spoiler of Men (1905), sans doute le premier roman de langue anglaise à employer le personnage du zombie.
Le plus souvent, notre auteur se consacre au genre criminel, et dans ses écrits transparaît une connaissance intime des mécanismes de l’escroquerie et de la vie carcérale, ce qui, avec le recul, n’a rien d’étonnant. Sur la fin de sa carrière, il s’est orienté vers les registres sentimental et humoristique, qui avaient gagné les faveurs du public.
Parmi ses ouvrages les plus marquants, il nous faut signaler les deux recueils consacrés au personnage de Judith Lee, une des premières femmes détectives de l’histoire de la fiction policière, qui a la particularité de savoir lire sur les lèvres, ce qui l’aide grandement dans ses enquêtes ; les chroniques humoristiques ayant pour héros Sam Briggs, modeste employé de bureau dont les dernières aventures, parues en temps de guerre, se dérouleront sur le front ; et certains de ses romans de suspense, marqués par une véritable fascination — fort répandue à l’époque — pour la technologie moderne alors en pleine révolution : le téléphone, la voiture automobile, l’avion et tutti quanti !
La vérité oblige à dire que tout n’est pas d’un excellent niveau dans la production de Marsh, qui avait notamment du mal à boucler ses intrigues : combien de romans qui, à l’instar de The Beetle, se concluent par une catastrophe libérant le ou les héros de toutes leurs difficultés ! Mais, lorsqu’il était en pleine possession de ses moyens, notre auteur était capable de trousser une histoire palpitante, aux multiples rebondissements, dans les registres les plus divers ; citons en vrac A Metamorphosis (1903), où un homme trompé par sa fiancée renonce à son identité et s’embarque dans une odyssée ontologique haute en couleur dont il sortira transfiguré ; The Death Whistle (1903), roman fortement autobiographique où un repris de justice condamné à tort (ce type de personnage revient souvent chez Richard Marsh, qui devait garder quelque rancune envers la justice de son pays) triomphe de toutes les épreuves et se voit réhabilité ; The Woman in the Car (1915), traduit et paru en feuilleton dans Le Figaro, un roman policier extrêmement moderne ; et pour finir, son œuvre la plus ambitieuse, A Second Coming, qui raconte ni plus ni moins que le retour du Christ dans le Londres de 1900 et qui fut accueillie par une volée de bois vert — après cette pénible expérience, Marsh se cantonna à la littérature populaire.
Comme les grands conteurs prolifiques de son temps, Richard Marsh était avant tout soucieux de variété et s’efforçait d’inventer des intrigues originales, mais les critiques les plus astucieux ont remarqué chez lui quelques thèmes et motifs récurrents qui semblaient lui tenir à cœur : la substitution d’identité et le travestissement — ce qui rend le Scarabée si menaçant, c’est qu’il est impossible de déterminer s’il s’agit d’un homme ou d’une femme, voire d’un être humain tout court —, le double — antagonisme de jumeaux mais aussi dédoublement de la personnalité, ce qui, là encore, n’a rien d’étonnant chez un écrivain qui resta masqué toute sa vie durant — et la sujétion, le plus souvent par hypnotisme, mais parfois grâce à des méthodes plus radicales et avec des résultats encore plus terrifiants (voir A Spoiler of Men).
En France, on ne connaissait jusqu’à une date récente que deux traductions de Richard Marsh : La Nuit du 3 mai, paru en 1933 aux Éditions de France, une adaptation de The Girl and the Miracle (1907) due à Maurice Dekobra, qui a francisé les personnages et transposé l’intrigue de Londres à Paris ; et bien entendu Le Scarabée (The Beetle), publié en feuilleton dès 1917 dans L’Écho de Paris puis retraduit par l’auteur de ces lignes et paru aux Nouvelles Éditions Oswald en 1987. De nouvelles recherches ont permis de localiser deux romans parus dans Le Figaro, qui seront prochainement réédités dans cette collection : The Woman in the Car, déjà cité, et The Great Temptation (1916).
Avouons-le, Le Scarabée a laissé sur nous une empreinte indélébile et nous comptons bien faire de Richard Marsh un des auteurs vedettes de « Baskerville ». Son œuvre regorge en effet de petits bijoux que l’on a enfin la chance de redécouvrir, grâce à l’avènement de l’impression à la demande et aux efforts d’éditeurs anglo-saxons au premier rang desquels il nous faut citer Valancourt Books. À l’heure où nous rédigeons ces lignes, Valancourt a déjà publié une dizaine de livres signés Richard Marsh, souvent enrichis d’un appareil critique considérable, et ne compte pas s’arrêter en si bon chemin.
Jean-Daniel Brèque
- Avant de sortir en librairie, The Beetle fut publié en feuilleton dans la revue Answers de mars à juin 1897, alors que Dracula sortit directement en librairie ce même mois.
- The Haunted Chair, Ash-Tree Press, 1997.
- The Beetle : A Mystery, Valancourt Press, 2008.
- In The Strand Magazine, vol. 50, no 299, novembre 1915.
- Prêcheur anglais (1628-1688), mondialement connu pour son allégorie Le Voyage du pèlerin (The Pilgrim’s Progress, 1678).
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